Clémentine Hahn

On discute


Tu fais quoi dans la vie ?

Article rédigé en octobre 2016 pour le magazine Faces B. A l’époque je suis au chômage depuis 6 mois. J’avais remis à jour mon CV et passé des entretiens d’embauches. Pas mal d’absurdité. Quelques rencontres. Beaucoup de questions. J’essayais d’en faire quelque chose quand FACES B m’a proposé d’écrire. Un numéro spécial sur le temps, l’occasion de parler de l’introspection que je menais sur le temps de travail. Chouette défi. Ça a donné l’article suivant.


Tu connais ce moment, on se rencontre, on se retrouve et tu vas me poser cette question : «Tu fais quoi dans la vie?» Tu sais quoi répondre toi ? Moi, plus vraiment. Il y a quelque mois je pouvais encore répondre «chef de projet en e-santé». C’était un beau travail. Mais est-ce que ça aidait à comprendre ce que je faisais dans la vie ? Non, ça permettait de savoir à quoi je dévouais quarante heures par semaine. Fais le calcul, il reste 128 heures dont on ne parle pas. Aujourd’hui je ne suis plus «active», je suis au chômage. Spoiler alert: je n’ai jamais autant travaillé. J’ai retrouvé la liberté de disposer de mon temps. Je l’explore. Le temps est notre seule vraie richesse même si personne ne sait combien il lui reste à dépenser. Alors je peux simplement t’expliquer à qui et à quoi je donne ce temps. Des idées, des projets pour avancer. Mais pour l’instant ce n’est pas ce que tu appelles un travail. Pour l’instant ça ne m’aide pas à payer mon loyer. C’est juste ce que je fais dans la vie.

T’es sérieux toi ? Pour certains ce qui est sérieux c’est ne pas rester au chômage, ne pas perdre son temps. Je répondrais que ce qui est sérieux c’est de trouver un projet pour lequel on est prêt à donner son temps. Il existe encore un mythe qui voudrait nous faire croire que l’on existe seulement par son travail, qu’exhiber un poste suffit à faire de nous quelqu’un de sérieux. Mais as-tu déjà rencontré cette personne en pleine parade, prête à te démontrer toutes ses qualités de professionnel, déployant tous ses atours pour bien faire comprendre à son public que c’est quelqu’un de sérieux? Problème, cette personne n’est concentrée que sur elle. Souvent elle ne dit rien. Elle perd son temps et te fait perdre le tien. Elle a confondu être sérieux et se prendre au sérieux. C’est aussi triste que ridicule. Que tu sois en costard, ou en jean, directeur ou stagiaire, que tu aies un chignon ou un stylo dans les cheveux, je m’en fous. Ce qui compte c’est ce que tu dis, ce que tu fais. J’ai rencontré trop de «grands professionnels» qui dédiaient leurs temps au vide, occupés à justifier leur rang en brassant de l’air. Ils ont confondu leur travail et leur égo. Ils t’ont volé ton temps, ils ne me voleront plus le mien.

Pourquoi tu travailles ? C’est ce que j’aimerais te demander. Peut-être que ça ne se pose pas comme question. Moi je me la suis posée. J’ai compris que beaucoup confondent emploi et travail. Parfois oui, ils se confondent. Mais parfois l’emploi empêche de travailler tout en te donnant les moyens de continuer. Absurde. Aujourd’hui je n’ai ni l’un ni l’autre mais j’ai une fenêtre : un peu de temps. Alors je le déplie dans tous les sens pour fabriquer mon travail. Développer des projets innovants d’utilité publique, accepter l’erreur qui fait avancer la question, sans mettre en danger les égos, sans costard ni titre de directeur. Et toujours avec sérieux.

Dans la vie, je cherche des raisons valables de dépenser mon temps.